Chercheurs et "chercheurs" 1

Chercheurs et "chercheurs" 1

Connaissances, savoirs et leurs deux types de producteurs.
Il existe deux types de connaissances, qui se distinguent par leur mode de production avant qu'elles entrent dans nos têtes. D'une part, celles qui ont été produites par la recherche internationale, publique en France (université et CNRS), et parviennent à notre esprit principalement par les médias de vulgarisation, y compris les livres. Et d'autre part, toutes les autres. Bien entendu, ainsi que le ton de la phrase précédente le laisse envisager, ces dernières constituent l'essentiel de nos contenus psychologiques.
Ce tableau est bien simple, il a surtout une valeur pédagogique : il est vrai dans les grandes lignes. Et comme toutes les choses simples, il présente quelques limites, quand on creuse un peu sur les bords.
Considérons l'exemple d'un livre qui explique une nouvelle théorie, dont l'auteur n'est pas chercheur, c'est à dire qu'il ne fait partie, en France, ni du CNRS ni d'une fac, ou alors, qu'il en fait partie, mais dans un autre corps que celui des chercheurs (technicien, administratif, etc.). Si on examine la brève présentation de l'auteur sur la quatrième de couverture, on a toutes les chances de trouver des titres et qualifications néanmoins impressionnants. L'auteur se réclame d'un ou de plusieurs « instituts », « associations » ou « école », si possible d'envergure internationale. Au besoin il est même diplômé de ces structures, et bien souvent d'ailleurs il se dit « chercheur » dans ces organismes, employant explicitement le terme (il est un peu plus rare, mais non moins intéressant bien au contraire, de remarquer aussi que certains auteurs, quand ils ne font partie d'aucune structure organisée, se donnent à eux-mêmes le label de « chercheur indépendant », ce qui ne laisse pas de me faire rêver, personnellement (pour des raisons que j'expliquerai une autre fois)).
Reprenons notre bardé de titres et/ou diplômes. Alors vous me direz. Ah ah !? Je croyais qu'on ne pouvait être « chercheur » que d'une fac ou du CNRS, en France !? Voilà un auteur de livre qui se dit « chercheur en macrobiotique néo-quantique » au sein de l' « International Institute of Cosmo-Theosophy » de Philadelphie (habitant par ailleurs à Bécon-les-Bruyères, mais peu importe). Il précise qu'il y a donné de nombreux cours et qu'il participe régulièrement à des conférences internationales dans ce domaine, sur tous les continents (qui bien sûr « remportent toujours un succès retentissant »). Quoi ? Serait-il de mauvaise foi ? Et bien non, il n'est pas entièrement de mauvaise foi. Car pour compléter le tableau initial, il faut maintenant ajouter un détail qui a son importance : il existe effectivement une riche, diversifiée, et non moins internationale « recherche » libre, en parallèle à celle du CNRS ou de l'Université. Ah quel coup bas ! me répliquerez-vous. Ainsi, on pratique aussi bien la « recherche » au CNRS qu'à l' « International Institute of Cosmo-Theosophy » !?
Pas d'affolement ! Puisque notre auteur à succès se déclare « chercheur », examinons ce qu'il entend par là. Il donne des cours, le chercheur aussi. Il donne des conférences, le chercheur aussi. Il participe à des colloques de sa spécialité, le chercheur aussi. S'il fait partie d'une organisation importante, il y a même à parier qu'elle a développé des revues spécialisées internes, non diffusées au public, exactement comme dans la recherche. Par conséquent il publie dans des revues spécialisées, le chercheur aussi. Il publie (très certainement) des livres, le chercheur plus rarement, mais ça peut arriver. Enfin, il se fait interroger par les médias, y compris de vulgarisation, le chercheur aussi. Ah sapristi ! Il s'agirait donc bien de recherche, les kinésiologues bio-énergéticiens seraient bien des chercheurs, et toutes ces intéressantes connaissances seraient aussi des savoirs !!??
A vrai dire, la macrobiotique hyper-sensorielle revêt des différences épistémologiques avec la psychologie différentielle ou la géologie structurale, mais je veux faire l'hypothèse qu'il n'est pas besoin, la plupart du temps, d'entrer dans l'analyse épistémologique du contenu de ces théories pour savoir lesquelles produisent des savoirs et lesquelles en restent aux connaissances. Le critère que je propose ici est à mon avis le dernier possible avant d'entrer dans l'analyse de contenu, mais il permet déjà de distinguer pratiquement toutes les connaissances… dans les grandes lignes, comme je l'ai dit au début. Comment alors ?
Les « chercheurs » libres, quand ils ont suivi une formation, ce qui n'est pas obligatoire, l'ont suivie au sein de communautés privées. Chaque école a sa théorie, son cursus et son diplôme. Il y en a plusieurs centaines rien qu'en France, dans presque tous les domaines de la recherche, comme à la fac. Or, il y en avait beaucoup moins, disons, au début du 20ème siècle. Pourquoi se sont-elles ainsi multipliées, pour atteindre aujourd'hui un nombre si impressionnant ?
Parce que les grands courants en vigueur dans les années 1900 ont révélé des personnalités qui ont apporté des amendements plus ou moins importants à la théorie qu'ils avaient apprise. Quand ces amendements changent beaucoup la théorie de départ, ces personnages créent chacun leur propre école, élaborant la plupart du temps une variante de la théorie initiale, mais quelque fois aussi une approche entièrement nouvelle : par ce processus de diversification, le nombre d'écoles de « recherche » libre, de formations d'étudiants et de cursus d'apprentissage différents n'a cessé de croître jusqu'à aujourd'hui.
C'est bien intuitif, n'est-ce pas ? Ça semble on ne peut plus normal : les connaissances se diversifient, la somme des acquis augmente sans cesse, de nouveaux « courants » apparaissent sous l'impulsion d'idées inédites, de nouvelles écoles sont créées et prennent en charge la diffusion de ces nouveautés, et la formation des étudiants à ces « découvertes ». A côté des courants initiaux (qui souvent, il faut le noter, subsistent intacts dans leurs écoles d'origine) surviennent de nouvelles organisations travaillant sur ces théories modifiées (ou nouvelles) et leur nombre augmente régulièrement.
Les chercheurs de la recherche publique, eux, commencent par suivre une formation d'environ 7 ans, au sein d'une université, partout dans le monde. S'il existe de très nombreuses universités rien qu'en France, toutes leurs formations sont équivalentes : on y apprend à peu près la même chose, les mêmes « matières ». C'est pour ça qu'un étudiant en 2ème année à Nantes, par exemple, aura toutes ses chances d'être intégré en 3ème année à Paris, après sa demande de transfert. Des transferts équivalents existent aussi entre les pays.
Au début du 20ème siècle, il y avait beaucoup moins d'universités, mais bizarrement (en apparence), pas beaucoup moins de disciplines d'études et de recherche (à part dans le domaine technologique bien entendu) : en 1900, on pratiquait déjà la biologie, la physique, et la géologie, pour faire simple, et on les pratique toujours. Autrement dit, la recherche n'a pas ou peu créé de nouveaux domaines d'enseignement et de recherche au siècle dernier.
Quoi ?? Pardon !? Me répliquerez-vous indigné(e) et prêt(e) à mailer instantanément à l'administrateur de Pasbanal pour laisser éditer de pareilles inepties… Allons donc !! Les communautés libres n'ont pas le monopole des idées, dans la recherche aussi, il y a eu des tas de découvertes depuis 1 siècle ! Dans la recherche aussi, les connaissances se sont multipliées et sont aujourd'hui infiniment plus riches et variées qu'en 1900 !!
Stop ! Halte ! Ne vous fâchez pas !
Evidemment que les connaissances se sont multipliées depuis 1 siècle, dans la recherche !
Mais on y apprend toujours « LA » physique ou « LA » géologie, n'est-ce pas ? Où sont donc passées toutes ces avancées, que nombre d'auteurs ont même appelé des « révolutions scientifiques » ?
Et bien elles ont été intégrées au savoir enseigné aux étudiants et pratiqué dans la recherche, dans toutes les universités du monde à peu près en même temps. Ainsi, bien qu'on pratique toujours « la » physique, comme en 1900, celle-ci n'a (presque) plus rien à voir avec ce qui était enseigné à l'époque. Au lieu de créer de nouvelles universités et organismes de recherche, les nouvelles connaissances ont créé des sub-divisions des disciplines existantes, les « spécialisations », dans les universités existantes. Les étudiants apprennent les bases communes, les outils conceptuels, pendant 2 à 4 ans, puis ensuite se spécialisent dans le thème qu'ils choisissent d'approfondir. Les connaissances sur la structure subatomique de la matière, par exemple, ont été maintenues à l'intérieur de la physique, dans les sous-spécialités telles que « physique atomique », « physique des particules », « physique des hautes énergies », etc.
Le nombre et la diversité des communautés privées, arborant chacune une théorie bien à elle, en enseignement comme en « recherche », contraste donc fortement avec l'uniformité de l'institution publique, où toutes les fac enseignent la même chose partout dans le monde et partagent les mêmes spécialités de recherche internationale.
Mais alors, la recherche publique pratiquerait-elle donc la « pensée unique », abandonnant aux organismes libres le privilège de la diversité d'approches et de modèles ? Ce serait bien là, enfin expliquée, la raison des attaques maintes fois perpétrées à l'encontre de « la science officielle » ! (par des auteurs qui ne tardent pas, justement, à fonder une communauté privée, où ils peuvent enfin donner libre cours à leur inspiration)
Hélas pour les lecteurs que ça va décevoir, heureusement pour les autres, la réalité est bien éloignée de ces intuitions un peu simples et si souvent entendues : par quel processus une connaissance nouvelle est-elle donc intégrée à la recherche existante, mais donne lieu à une nouvelle communauté libre, qui allonge interminablement la liste de tels organismes ?
Une institution libre d'enseignement ou de « recherche » travaille sur une et une seule théorie, généralement celle de son maître fondateur. Toute internationale qu'elle soit peut-être, son but est d'appliquer les principes de la théorie aux phénomènes rencontrés, et illustrer par là son efficacité (théorique ou pratique, par exemple, dans le cas de thérapies). Quelles que soient les activités visibles de ses membres (conférences, cours, publications, colloques, interviews), les « chercheurs » libres ne sont « chercheurs » qu'au sein de leur école, pas d'une autre (s'ils cumulent plusieurs écoles, c'est à titre privé) : leur travail consiste à utiliser la théorie en question, surtout pas à la mettre en doute. Toute nouvelle idée qui s'écarte un peu trop de l'orthodoxie tolérée ne sert plus à glorifier l'école en question, au contraire elle la menace : elle sera refusée, et son auteur taxé de « dissident ». La seule façon qu'il lui reste donc de continuer à soutenir son idée, c'est de quitter son école d'origine et d'en créer une nouvelle, où il pourra s'éditer lui-même (en plus des livres au grand public), et former de nouveaux disciples. Voilà donc un premier constat : la « pensée unique » est à chercher au sein de chaque communauté privée, et c'est même elle qui la fonde. La diversité de ces organismes à l'échelle nationale témoigne précisément de leur impossibilité, à chacun en particulier, d'intégrer de nouvelles approches sans perdre leur identité et même leur raison d'être.
La recherche quant à elle est fondée sur la critique. Un travail de recherche consiste à critiquer un travail antérieur. Contre-intuition : un chercheur ne « cherche » pas réellement plus qu'il ne « trouve », il critique. Si vous rencontrez un chercheur, demandez-lui ce qu'il critique en ce moment ! Il sera un peu surpris, mais trouvera rapidement quoi répondre, car c'est effectivement ce qu'il est en train de faire dans son laboratoire (sans peut-être se le formuler aussi directement). En critiquant les résultats de leurs prédécesseurs, les équipes de recherche les valident ou les invalident : la procédure de contrôle (ou de preuve) ne fait qu'une avec le travail de recherche lui-même.
Une nouvelle idée de la recherche, qui est une critique d'un savoir en place, commence son existence institutionnelle en se faisant critiquer à son tour. Qu'est-ce que ça signifie ? Tout au contraire de l'intuition populaire, ça signifie qu'elle a bel et bien une chance d'exister un jour. A quelle condition ? Que ses arguments tiennent la critique des spécialistes… et de temps en temps il y en a pour réaliser cet exploit. Voilà pourquoi dans la recherche, de nouvelles connaissances peuvent parfois, lentement mais sûrement, être intégrées aux savoirs déjà existants, soit qu'ils en augmentent le nombre, soit qu'ils les remplacent carrément. A l'échelle du siècle (et surtout au 20ème !), ces petites ou grandes modifications accumulées ont fait que tout le savoir a été entièrement renouvelé, toutes les théories changées. Or, encore une contre-intuition, c'est souvent ce que les gens reprochent à ce qu'ils appellent « la science » (terme qui n'a guère de signification), c'est à dire à la recherche : ils prennent pour de l'indécision, voire même une suite d'erreurs, le résultat du processus de production des savoirs lui-même. Par définition une critique vient critiquer, donc modifier (si elle y parvient) ce qu'il y avait avant. C'est la seule façon de produire des savoirs, c'est à dire des connaissances qui sont des critiques, elles-mêmes dûment critiquées.
La distinction entre les connaissances (au statut psychologique) et les savoirs (des connaissances ayant aussi un statut épistémologique) peut généralement être établie en identifiant leur provenance de production, c'est à dire dans ou hors de la recherche. Mais je voulais rappeler ici qu'il faut avoir bien présent à l'esprit qu'il existe une pratique très active et diversifiée présentant tous les signes extérieurs de la recherche internationale. Pour distinguer la recherche de sa copie « libre », il faut remonter aux modalités de l'enseignement qu'ont dû suivre les praticiens qui s'en réclament : communauté privée ou université, en sciences humaines, il n'y pas d'autre choix.

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