Gentillesse

Gentillesse

Isaac Asimov, inspiré de la robotique naissante des années 40, a étendu le concept en imaginant que les robots parviendraient à déployer leurs services au delà des cuisines ou des usines, en devenant nos valets ou babby-sitters. Comme Robbie, vendu en 1996 d’après l’une de ses premières nouvelles, ou Andrew, joué par Robin Williams dans « Bicentennial man », de Chris Columbus (un film qui n’est guère connu comme un chef d’oeuvre, mais qu’aucun robot-fan ne peut manquer). Après tout quand un robot sait serrer des boulons, il ne semble pas beaucoup plus compliqué qu’il vous prépare un jour le café, en vous l’apportant au lit bien sûr. On ferait alors des robots de nouveaux esclaves à bon compte, évitant enfin les problèmes de conscience qu’avaient fini par générer ces antiques pratiques.
Simultanément à l’arrivée en France des Tamagoshi (1996), Sony lançait le premier Aïbo, l’ERS-210. Devant le succès rencontré malgré ses 20.000F, l’ERS-210A apparut bientôt, et le petit dernier de la gamme, l’ERS-7, vient de sortir, beaucoup plus performant pour près de 1000 ¤ de moins que grand-papa. Aïbo est un robot à l’allure de chien. L’éducation que vous lui donnez module son caractère : il deviendra calme avec une personne âgée, joueur invétéré et turbulent avec des enfants. La couleur de ses yeux-diodes exprime la joie, la peine, la peur, la colère… Il s’amuse seul, ou avec vous, avec son os (l’Aïbone) et sa ba-balle. Il se déplace chez vous comme un vrai en évitant les précipices genre escaliers, ou pire, mezzanine (quelques ERS-210 avaient ainsi tristement fini leur première vie, au SAV !). Il comprend une centaine d’ordres vocaux et reconnaît votre visage, histoire de faire la fête à sa petite famille. Il est sensible aux caresses (capteurs de chaleur) et aux coups (capteurs de pression), qu’il interprète pour adapter son comportement à vos attentes. Jetez un coup d’oeil aux jouets imitations, à Carreprix ou à Monofour, et vous constaterez l’énorme potentiel de ce marché naissant.
Les vrais robots sont en train d’entrer dans notre vie… par une tout autre porte que celle qu’avait prévue Asimov. Même si seul l’Aïbo est à proprement parler un robot, il partage avec les Tamagoshi sa caractéristique principale : bien loin d’acheter votre baguette le soir ou de conduire vos enfants à l’école comme Andrew, Aïbo et Tamagoshi sont des « animaux » familiers programmés pour ne rien faire que de vous embêter, vous déranger, vous prendre du temps. Ils ne pensent qu’à jouer, à solliciter moult attentions, et pire, dépriment si vous ne répondez pas à leurs envies !
Pied de nez de l’histoire. La « loi du marché » elle-même, si prompte à être brandie pour représenter tout ce qu’il y a de plus détestable en l’homme, déploie son artillerie lourde de statistiques et autres enquêtes de marketing pour démontrer cette fois qu’un énorme marché est en train de s’ouvrir qui n’est autre que celui de… l’affection. L’affection que, tout consommateur que l’on soit, nous sommes tous désireux de donner à nos êtres chers.
Quelle que soit la valeur morale de ces objets – qui ne sont encore (pour combien de temps ?) que des objets – ils démontrent l’importance de l’une des tendances les mieux enracinées de notre espèce : la gentillesse est une valeur unanimement célébrée de nos jours. La plupart d’entre nous cherche activement, quand l’occasion se présente, à l’exprimer concrètement, dans les multiples petits actes quotidiens. Envers ses amis bien sûr, mais aussi sa famille, ses collègues, ses simples connaissances et la plupart du temps même un(e) inconnu(e) : qui d’entre nous n’éprouve pas une profonde satisfaction à avoir pu aider quelqu’un à passer un bon moment, quelques secondes peut-être ? Discuter de ses jouets avec un enfant au parc, écouter un instant de la vie de son épicier, caresser le toutou du voisin. Mille petites gestes de sympathie de tous les jours, qui passent inaperçus… mais qui sont ceux auxquels on repense avec bonheur à l’heure de s’endormir.
La sinistrose qui bat son plein, savamment orchestrée par les médias, nous lancine de désespoir sur l’humanité décadente, si prompte à l’égoïsme et à la destruction. Mais nos robots, imaginés depuis un siècle comme d’indignes esclaves, débarquent dans notre quotidien en tant que purs compagnons de jeu, amis des enfants et des vieux (les personnes âgées étant, contre toute attente, les principaux acheteurs des Aïbos). Dieu avait créé l’homme à son image, le laissant plus tard découvrir les fruits défendus. Comment ne pas penser alors, aussi, qu’un aspect fondamental de l’humanité se soit transcrit dans le programme de ces gentils artefacts qui ne cherchent, candides, que notre bienveillante affection ?

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