Stabat mater dolorosa

Stabat mater dolorosa

Claire connaît le jour exact où elle s’est mit à haïr son enfant. Elle se souvient même de la seconde. Aussi furtive qu’un claquement de porte. Celui de son homme, son amour, sa vie. Fini, parti. Elle savait qu’un jour où l’autre leur histoire se terminerait, mais elle ne pouvait se l’avouer. Naïvement, elle espérait retrouver la passion de leur début, qu’au fur et à mesure, la flamme reviendrait, mais il fallait se rendre compte à l’évidence : le temps n’est qu’un faux allié pour combattre la routine. Et cette routine s’est installée depuis la venue de l’enfant.
L’enfant est arrivé il y a six ans. Claire était jeune à l’époque, à peine vingt ans, mais cet enfant elle l’espérait secrètement. Lui avait été beaucoup moins enthousiaste, mais elle avait quand même réussi à le persuader. Elle lui décrivait de manière convaincue sa définition de la famille, à quel point ils seraient liés à vie quoiqu’il arrive par ce petit être fait de leur chair et de leur sang…
Ils étaient au final bien devenus des parents mais plus un couple. Elle le savait, elle le sentait qu’il l’aimait de moins en moins chaque jour, mais elle se fixait toujours une limite imaginaire : quand la petite sera un peu plus grande, on pourra se retrouver, quand elle rentrera à la crèche, à la maternelle, à l’école… Mais le jour de la rentrée en CP de l’enfant, il n’était pas revenu du travail. Le jour d’après non plus. Le suivant elle reçut une lettre où il lui expliquait qu’il ne voulait plus de cette vie, de cette enfant, de cette maison, et surtout plus d’elle. Que c’était trop et pas assez à la fois, qu’il était encore temps pour lui de recommencer comme il le souhaitait.
C’est ce moment que choisit l’enfant pour poser la question : « Maman, il est où Papa ? » C’est aussi à ce moment que Claire s’était mise à détester l’enfant. C’est aussi à ce moment qu’elle la gifla pour la première fois.
C’était devenu une habitude, une sorte de réflexe moteur. C’est bien leur chair et leur sang qu’elle a sans cesse devant les yeux, et ça, il faut qu’elle le détruise. C’est tellement facile pour lui de tout recommencer, mais elle, elle doit vivre sans cesse avec le fruit de leur amour en train de s’agiter devant elle. Et cet amour est mort.
Soutenir son regard est insupportable, elle a ses yeux à lui. Souvent, Claire préfère enfermer l’enfant dans le placard lorsqu’elle rentre de l’école jusqu’au soir, simplement parce que ce regard la persécute. Et pendant ce temps-là, prise de remords, elle prépare à l’enfant son plat préféré.
Claire n’est plus que colère, tout le temps, à chaque instant. Elle se sent victime d’une grande injustice. Toute sa vie, elle a travaillé pour que tout ne soit que bonheur avec l’homme et l’enfant. Elle a été ce qu’ils ont voulu, allant de concessions en concessions, sans cesse. Ne vivant que pour absorber la moindre dose d’amour qu’il voulait bien lui donner. Et maintenant cet amour n’est que haine. Elle ne peut pas, il faut que quelqu’un paye et ce n’est pas à elle de payer. Elle n’a rien fait pour mériter ça.
Elle doit le détruire par le biais de l’enfant, exorciser ce qu’il reste de lui à l’intérieur de cette fillette, le faire sortir à tout prix. La peau de l’enfant, c’est sa peau à lui, son odeur. Les brûlures de cigarettes doivent la laver de son empreinte génétique. Les coups sont donnés pour la remodeler, enlever le moindre trait de visage qui pourrait lui ressembler.
Claire se torture, chaque coup qu’elle donne à l’enfant raisonne en elle, lui martèle l’âme. Elle souffre, physiquement elle souffre. Elle hurle à l’intérieur, elle étouffe, elle voudrait que ces hurlements la crèvent. Les cris qu’elle adresse à l’enfant sont autant de coup de couteaux dans chacun de ses organes.
Et l’enfant continue de la regarder quand même. Elle ne lui en veut pas, aucun reproche dans ce regard. Juste de l’affection, de l’acceptation, de l’incompréhension. Au plus, un regard d’amour trahit.
Bouffée par les remords, Claire n’en peut plus. Après chaque accès de violence, elle court s’enfermer dans la cuisine pour reproduire exactement les mêmes blessures sur son propre corps. Son esprit n’est plus. Il n’y a plus qu’une voix qui hurle sans cesse sa culpabilité, sa rage, son amour, son épuisement. Ca tourne en boucle, ça tape éternellement contre ses parois intérieures. Il faut que tout cela cesse, mais elle ne contrôle plus rien.
Et maintenant, allongée, alors qu’elle sent peu à peu les molécules des médicaments couler dans ses veines, alors que la vie est en train de la quitter, elle se dit qu’elle l’aime cette enfant. Elle l’a toujours aimée, d’ailleurs elle l’avait désirée.
Une petite forme est aux pieds du lit. Ne t’inquiète pas ma puce, Maman va juste dormir très longtemps. Maman doit partir. La petite la regarde sans rien dire. Et là c’est une révélation, elle le lit dans ses yeux : sa fille ne veut pas rester seule, et elle ne veut surtout pas que sa mère parte. C’est une réalité, son regard l’implore de l’emmener avec elle. Alors très lentement, elle fait signe à l’enfant de venir s’allonger à ses cotés, et tout aussi doucement, elle l’enlace. Elle l’enlace comme elle ne l’a pas fait depuis plus d’un an. Elle l’enlace comme en fait elle ne l’a jamais enlacée.
Et lorsqu’elle sent le petit corps se relâcher sous son étreinte, elle se laisse elle aussi partir, chantonnant aussi longtemps qu’elle le peut une berceuse à son enfant.
Des hommes en blancs. Dans sa chambre. Autours de son lit. Sortez de chez moi. Ils parlent entre eux. Disent qu’ils sont arrivés à temps. Elle perçoit des mots dans le coton. Overdose. Hôpital. Strangulation. On lui enlève quelque chose des bras. C’est l’enfant. Elle est morte. Un truc implose à l’intérieur. Pile à ce moment, à cette seconde. Quelque chose se brise. Elle le sent. Elle le voit à l’intérieur. Le hurlement qu’elle contient depuis des mois se matérialise enfin. Et alors que tout ce qui lui reste de conscience et de raison qu’il lui reste bondissent à jamais en dehors d’elle, c’est le prénom de l’enfant qui résonne contre les murs de la chambre.

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